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Hypothétisation, hypothèse systémique, hypothèse circulaire : la jungle des hypothèses

Le cinquième article de la Saga sur la thérapie familiale écrit par Roch Du Pasquier

Roch du Pasquier est psychologue clinicien, psychothérapeute et formateur au Copes concernant la pratique de la thérapie systémique. Il écrira un article par mois pour Scope, le blog du Copes, dont celui-ci est le cinquième. Le sujet de cette rubrique mettra en lumière la thérapie systémique, tant par son histoire que par ses concepts.

Article #5  Hypothétisation, hypothèse systémique, hypothèse circulaire : la jungle des hypothèses

 

Dans le dernier article commun de Selvini, Boscolo, Cecchin et Prada, publié en 19801, le chapitre Hypothétisation commence ainsi : Par hypothétisation, nous entendons la formulation par le thérapeute d’une hypothèse basée sur des informations qu’il possède à propos de la famille qu’il est en train d’interviewer. L’hypothèse établit un point de départ pour son investigation, aussi bien que la possibilité de vérifier la validité de cette hypothèse (…). Si l’hypothèse s’avère fausse, le thérapeute doit en former une seconde basée sur l’information obtenue pendant qu’il teste la première.

Pour valider ou invalider leur première hypothèse, nos vautours vont y voir de plus près; sans curiosité, sans ouverture à la singularité de l’autre, la vérification d’une hypothèse est impossible.

En sciences expérimentales, l’hypothèse est une proposition admise provisoirement avant d’être soumise au contrôle de l’expérience (Le Petit Robert), c’est dans ce sens là que nous l’utilisons dans les entretiens familiaux. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le mot s’est employé pour toute proposition reçue pour en déduire d’autres, sans souci de sa vérité ou de sa fausseté (Dictionnaire Historique de la langue française), une notion qui rejoint le premier axiome de la communication proposé par le groupe de Palo Alto3, l’impossibilité de ne pas communiquer. Avec cet axiome, que votre hypothèse soit juste ou fausse, pertinente ou à côté de la plaque, le système va y réagir, donc il vous délivrera obligatoirement de l’information. Pourquoi s’autoriser à se tromper, ce que le débutant s’autorise difficilement alors que c’est celui qui en a le plus besoin ? car cela permet d’être actif pendant l’entretien, de ne pas laisser la famille imposer sa version linéaire, son histoire explicative sur les causes du symptôme du patient désigné. Avec son hypothèse, le thérapeute rencontre la famille en personnifiant un autre regard, une pensée différente de celle des membres du système familial. C’est pour cela que son hypothèse doit être systémique, ou circulaire, mettant en lien tous les membres du système.

Maintenant, ils sont perchés sur le rebord de la fenêtre de mon bureau et me dévisagent, l’oeil perçant. De peur de me tromper dans ma réponse, je tourne les pages du Dictionnaire des thérapies familiales4 en quatrième vitesse et je relis le bas de la page 355 : une hypothèse systémique concerne chacun des membres et fournit une supposition au sujet de la fonction du symptôme pour le système familial dans sa globalité. Elle définit la fonction et les bénéfices que chacun des membres retire du symptôme. À voir leurs têtes, je ne sais pas si les vautours sont satisfaits, mais ils décollent du rebord de ma fenêtre et je me sens rassuré…

Appliquons cette dernière définition au Livre de la Jungle, le dessin animé de Walt Disney que je ne peux que vous encourager à voir si vous ne le connaissez pas. Mowgli, l’enfant loup, a été recueilli bébé par les animaux de la jungle. Il a grandi, la jungle est sa famille. Mais voilà que Shere Khan, le tigre, a juré de le tuer avant qu’il devienne un adulte armé d’un fusil. Bagheera la panthère noire, éducatrice référente du clan des loups, s’engage à le ramener parmi ses semblables. Mowgli s’oppose, il refuse de quitter la jungle. Problème ! Mowgli, le patient désigné des animaux de la jungle, refuse d’obéir. Quelle est donc la fonction de son symptôme ? Pour lui, c’est facile, il ne veut pas quitter sa jungle-paradis. L’hypothèse systémique serait tout simplement : Mowgli ne veut pas quitter la compagnie des animaux de la jungle. Les hommes ? il ne sait pas ce que c’est, il en a peut-être peur ?

Pour les autres membres du système :

L’histoire avance, des événements se déroulent, notre hypothèse circulaire peut s’affiner : Mowgli a besoin de temps pour quitter la jungle, et, en s’opposant, il l’obtient. Mowgli rencontre le tigre et comprend pourquoi il doit partir.

Un dernier bénéfice pour les animaux de la jungle, et non des moindres, il se sont débarrassés du petit d’homme, de celui qui n’est pas comme eux, et ce faisant le couple panthère-ours sort renforcé de l’épreuve. Toute ressemblance avec les habitants d’une jungle du Nord de la France récemment démantelée serait complètement fortuite.

Alors, quel est l’intérêt de l’hypothèse systémique ? C’est une hypothèse que nous permet de quitter une lecture qui assimile le sujet à son comportement. Avec une hypothèse linéaire, Mowgli est têtu, inconscient du danger, immature et frondeur : il faut lui imposer une décision qui va le protéger malgré lui. Avec une hypothèse circulaire, l’enfant est triste et perdu, il s’oppose car il est déboussolé, il a besoin de temps pour dire au revoir à ses amis, ses parents. Vous le voyez, à deux lectures du monde différentes, deux perceptions de la réalité différentes. La question, pour le systémicien, ce n’est pas : qui a raison ? Mais : qu’est-ce qui favorise le plus le changement ? Se sentir compétent ou incompétent, grand (il a affronté le tigre) ou petit ?

Si l’hypothèse circulaire est un outil spécifique du systémicien, il en est tout autrement de la pensée circulaire. Le psychanalyste Didier Anzieu en donne un bel exemple dans Le Moi-peau5 : Le bébé sollicite ses parents comme ceux-ci le font à son égard, nous dit-il, cela fonctionne dans les deux sens—Si les parents n’entrent pas dans les échanges ou si un déficit prive le bébé de sa capacité à prendre des initiatives à l’égard de son entourage, il va présenter des réactions de retrait et/ou de colère—Un bébé passif ou colérique va plonger dans le désarroi ceux qui s’occupent de lui.

À l’inverse, des interactions précoces réussies deviennent des comportements préférés et des précurseurs des modèles cognitifs ultérieurs—Le bébé développe son tempérament propre qui devient une grille de compréhension de ses besoins pour ses parents.

De la différence entre cercle vicieux et cercle vertueux…

Le mois prochain je vous parlerai de la position basse avec l’inspecteur Columbo.

 

Roch Du Pasquier

1 « Hypothétisation - circularité - neutralité », in Mara Selvini Palazzoli, histoire d’une recherche (1985), ESF.

2 Dessin animé de Walt disney (1967), d’après l’oeuvre de Rudyard Kipling.

3 P. Watzlawick, Une logique de la communication (1967), Points essais.

4 sous la direction de J. Miermont (2001), Payot.

5 D. Anzieu, « Le double feed-back dans le système dyadique mère-enfant », Le Moi-peau (1985), Dunod.

 

Pour lire les précédents articles de Roch du Pasquier :

Article #1 - Le début des thérapies familiales systémiques : L’école de Palo Alto

Article #2 Double bind, double lien ou double contrainte

Article #3 Recadrage et contre-culture

Article #4 Connotation positive ou escroquerie ?