Le début des thérapies familiales systémiques : L’école de Palo Alto
Le premier article d'une longue série sur la thérapie systémique par Roch Du Pasquier
Roch du Pasquier est psychologue clinicien, psychothérapeute et formateur au Copes concernant la pratique de la thérapie systémique. Régulièrement, il écrira des articles pour Scope, le blog du Copes, dont celui-ci est le premier. Le sujet de cette rubrique mettra en lumière la thérapie systémique, tant par son histoire que par ses concepts.
Article #1 - Le début des thérapies familiales systémiques : L’école de Palo Alto
Au nord de San Francisco, le pont suspendu du Golden Gate enjambe son détroit éponyme. Chaque année plusieurs personnes passent par-dessus son parapet et terminent leurs vies dans l’océan Pacifique. À en croire Sandor Ferenczi, pour retrouver un océan pacifique, il vaudrait mieux ne jamais être sorti du ventre de sa mère (1) .
Palo Alto, perle de la Silicon Valley, se trouve à une heure de Caltrain de San Francisco. Depuis quelques années la ville détient un bien triste record, celui du plus fort taux de suicide chez les adolescents américains. En général ils se jettent sous le train. « À Palo Alto on passe notre temps à essayer d’être meilleurs que les autres » note une lycéenne sur son blog. Les ponts, les rails, des lieux de passages pour le dernier voyage. La perte, Gregory Bateson connaît ça depuis son plus jeune âge. Son frère ainé meurt en soldat alors qu’il a onze ans, son autre frère se suicide quelques années après. Bateson, anthropologue de formation, sera le fondateur de l’école de Palo Alto. Dans les années 40 il participe activement aux conférences Macy de New York avec son épouse Margaret Mead. Des anthropologues et des psychologues discutent du fonctionnement de l’esprit humain avec des mathématiciens, des économistes. Des croyances s’affrontent, la psychanalyse croise la cybernétique, il y a des heurts, des conflits, des accords…
En 1952, lorsqu’il s’installe à Palo Alto, le projet Bateson se centre sur l’étude du paradoxe de l’abstraction dans la communication. Gardant l’esprit pluridisciplinaire des conférences Macy, Bateson s’entoure d’un étudiant en communication (Jay Haley), en psychiatrie (Fry), et d’un anthropologue (John Weakland). Les membres du groupe se déplacent parfois jusqu’en Arizona pour rencontrer Milton Erickson qui pratique une nouvelle forme d’hypnose. En 1954, Bateson obtient un nouveau financement pour étudier la communication chez les schizophrènes. Le psychiatre Don D. Jackson, qui se préoccupe d’homéostasie familiale, a rejoint le groupe. Le concept de double contrainte apparaît et l’aventure systémique commence, mais nous y reviendrons dans notre prochaine rubrique ! Pour l’heure la nouveauté c’est d’envisager la maladie mentale à rebours. Elle n’est pas seulement un dysfonctionnement chez le malade mais un dysfonctionnement dans les communications de la famille. Le groupe de Bateson affirme que la maladie mentale est un mode d’adaptation à une structure pathologique des relations familiales. En découleront des évolutions décisives dans les tentatives thérapeutiques auprès des patients psychotiques. La thérapie familiale apparaît à ce moment-là.
Presque à la même période le pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott questionne les manières de faire de ses collègues. Lui aussi travaille avec les familles, impossible de faire autrement avec les jeunes enfants. Une évidence trop souvent oubliée. Ronald Laing, un collègue de la Tavistock Clinic (premier « CMPP » fondé à Londres en 1920) défend lui aussi une compréhension de la schizophrénie comme réaction à un environnement qui rend fou…
En Californie, Don D. Jackson crée le Mental Research Institute (MRI) en 1959. Le groupe de Palo Alto poursuit sa recherche dans le champ des thérapies familiales et de la psychiatrie. Bateson démissionne, il veut continuer et élargir ses recherches sur la théorie de la communication. Paul Watzlawick (2) et d’autres rejoignent le groupe. Avec l’approche de Palo Alto des ponts sont bâtis d’une théorie à une autre, de nouvelles routes se construisent et s’expérimentent, les voix d’accès à la connaissance sont créatives et jubilatoires. Une nouvelle intelligence de la complexité humaine naît avec ce groupe de chercheurs, bien loin de la vision desséchante d’une modernité qui assomme les adolescents de Palo Alto d’un culte de la performance. Un culte morbide qui les amène à utiliser les ouvrages d’art et les chemins de fer pour se tuer. Point final d’un parcours saturé de savoir et privé de connaissance de soi au coeur de la Silicon Valley.
Roch Du Pasquier.
(1) S. Ferenczi, Thalassa (1924), Petite Bibliothèque Payot.
(2) P. Watzlawick (dir.), Une logique de la communication (1967), Seuil, Points essais.