Tolérance ou confusion ?
« Avant tout, écrivait D.W. Winnicott, il ne faut pas que l’analyste nie la haine qui existe réellement en lui. La haine qui est justifiée dans la situation présente doit être dégagée et mise de côté, en quelque sorte, pour une interprétation éventuelle. » Cette élaboration de Winnicott, peu remarquée par ses collègues après guerre et saluée par de nombreux psychanalystes depuis, Sébastien Smirou en reconstruit le contexte dans sa préface à La haine dans le contre-transfert[1] qu’il intitule : Comment « haïr objectivement » sa femme. À cette époque, nous apprend-t-il, Winnicott, marié à Alice Taylor « qui lui avait toujours refusé l’accès à son corps », ne parvenait pas à s’en séparer. Alice Taylor Winnicott : femme et/ou patiente ? s’interroge Smirou. La question se pose, en effet. Serait-ce en acceptant de reconnaître sa haine que Winnicott pourra quitter sa première femme et en épouser une autre ?
Au début des années cinquante, de l’autre côté de l’océan Atlantique, Gregory Bateson poursuit ses recherches sur les communications et rédige ses métaloques, tentatives de dialogue sur un sujet problématique qui ne perde pas de vue la structure même de l’échange. Dans l’un d’eux sa fille lui demande : « Papa, pourquoi les choses ont-elles des contours ? »[2] et Bateson en arrive à parler à sa fille de William Blake, un peintre qui voyait des
contours et qui appelait ses collègues qui peignaient comme s’il n’y en avait pas « les baveux ».
LA FILLE : Il n’était pas très tolérant, n’est-ce pas ?
LE PÈRE : Tolérant?... je vois. C’est ce qu’on vous rabâche à l’école ! Eh bien non, Blake n’était pas très tolérant et il ne pensait pas que la tolérance soit quelque chose de bien ; pour lui la tolérance rend les choses baveuses. Elle estompe les contours et elle embrouille tout.
LA FILLE : Oui papa...
LE PÈRE : Ah non ! Ça n’est pas une réponse « oui papa ». Ça prouve juste que tu n’as pas d’opinion, que tu te fous de ce que je te dis, et que l’école t’a retourné la tête avec ses discours sur la tolérance...
La fille se met à pleurer, devient confuse, et son père s’excuse de s’être mis en rogne.
LA FILLE : Mais papa, pourquoi y avait-il dans tout ça de quoi se mettre en colère ?
LE PÈRE : C’est-à-dire ?
LA FILLE : À propos du contour des choses.
LE PÈRE : En effet, je crois que, d’une certaine façon, il y a là de quoi se mettre en colère (...) Tout ce que je veux dire, c’est que la confusion a de quoi nous mettre en colère.
Pour Bateson, la chose la plus importante est de lutter contre la confusion. Et il se met en colère contre le cafouillage de ceux qui prônent la confusion et appellent ça de la tolérance, mais n’était-ce pas déjà le sujet de mon précédent billet d’humeur[3] ? En bon disciple de W. Blake, pour Bateson, la confusion rend les choses baveuses, alors que la tâche de la science c’est de clarifier, explique-t-il à sa fille.
Mais revenons à la préface de Sébastien Smirou : c’est « comme si La haine dans le contre-transfert avait servi chez Winnicott de contenant au sentiment envahissant de haine. »[4] C’est par cette élaboration théorique que Winnicott quitte la confusion qui règne dans sa vie affective et qu’il parvient, après le décès de son père et une crise cardiaque, à se séparer d’Alice Taylor et à épouser Clare Britton.
Si vous me pardonnez ce pont entre deux chercheurs aux théories différentes, à un moment donné Winnicott est parvenu, aurait dit Bateson, à se mettre en rogne. Alors il a pu quitter la confusion entre l’interdit de toucher le corps de ses patients et le fait de vivre avec une femme qui lui demandait de « n’avoir aucune relation avec son corps ».
Pour circonscrire le risque de la confusion il s’agit de ne pas nier sa haine envers une époque qui prône la tolérance à tout crin et, paradoxalement, accepte moins qu’avant le débat contradictoire.
Il s’agit donc, avant de nous soumettre ou de condamner un dogme, de ne pas dénier nos mouvements affectifs, d’accepter la gène de parfois nous mettre en rogne et de conserver notre colère jusqu’à ce que nous retrouvions notre capacité à en penser quelque chose. C’est ce qui me semble le plus souvent manquer.
Roch Du Pasquier