Bas les masques/ hauts les cœurs
Billet d'humeur.
Les relations parents enfants au temps de la Covid dans un service de visites médiatisées, pour les familles dont les enfants sont placés. Une tendance naissante en protection de l’enfance : le parent aboli.
Confinées puis déconfinées, les familles se sont retrouvées... masquées, en présence mais à distance, après 2, 3 mois de séparation parfois davantage. Comment se retrouver sans voir ou montrer son visage, sans se toucher, la parole entravée, les mots assourdis, la bouche barrée par un voile, l'expression réduite au regard, comment se retrouver, se reconnaître, avec ou sans peur, et avec la peur du reproche en cas de non-respect des gestes barrières, de la distanciation sociale devenue physique, mais qui surtout reste distance.
Les professionnels ? Nageant dans le gel hydroalcoolique et les produits bactéricides et antiviraux, noyés par la succession des notes réglementaires, assaillis par les consignes, ils se débrouillent avec leurs craintes et les injonctions.
Les liens dans les familles de la protection de l'enfance, entre ces parents vulnérables, et leurs enfants éloignés, confiés à d'autres, ont été malmenés pendant toutes ces semaines. On a inventé le travail à distance pour les éducateurs, les psychologues. Qui l'eut cru ! La technologie au service du lien. Les appels téléphoniques en lieu et place des sorties, les « visio » pour remplacer les « VM ». Tous ces usages « techno » pour surmonter une période de crise — dite inédite, mais surtout anxiogène, portant l'ombre de la menace virale vitale. Ces trouvailles, ces utilisations des moyens du bord, ces WhatsApp, Zoom, Skype, Face Time, Teams, Jitsi Meet… ont eu leur intérêt… et aussi leur coût... Un « pis-aller », un ersatz, un choix palliatif, un moindre mal dont le mal diffuse longtemps après les retrouvailles « en vrai ».
Comment, au temps de la Covid, vivre les liens familiaux ? Liens ambivalents, idéalisés, redoutés, entravés, conflictuels... Les parents, considérés inadaptés, malades, excessifs, excessivement manquants, irrespectueux des lois des cadres des règles, les parents étiquetés « toxiques », ont acquis une « qualité » de plus : ils portent le risque de la contagion ! La Covid pour être une réalité (difficile à appréhender tout autant qu'à éradiquer) n'en est pas moins un fantasme, ou plutôt un bouillon de fantasmes, et aussi, tristement, un prétexte. Au nom du risque Covid on empêche, on freine, on inquiète, avec le sentiment d'une légitimité toute nouvelle. La Covid (ou comment s'en protéger), fonctionne comme le retour du refoulé. Des représentations un peu honteuses, auparavant masquées (il existe des masques invisibles, le refoulement en est un) par les discours convenus, reprennent droit de cité ! Le parent acquière un pouvoir (supposé) de nuisance : il n'est plus toxique (qualificatif qui déjà annonce la couleur), il devient dangereux, contaminant. Par glissement métonymique des angoisses indicibles, il devient Covid lui-même ! Covid, cette mère qui embrasse ses enfants, oubliant la consigne de distance. Covid, cette autre qui — ô blasphème, n'a pas voulu parler en « visio » et qui veut « tout de suite » revoir son petit garçon. Covid, ce père qui sagement n'approche pas sa fille de 4 ans et regarde autour de lui comment jouer à la dînette… sans dînette (car les pièces sont dépourvues de jeux faute de temps pour assurer un nettoyage « décontaminant » entre deux familles reçues). Covid aussi, cette grand-mère qui bien que revenant de voyage, demande à ce que ses droits s'appliquent...
Dans notre service de visites médiatisées, comme ailleurs, les parents sont masqués, les professionnels sont masqués, les enfants aussi parfois, parce qu'ils ont plus de 11 ans, ou s'ils sont plus jeunes, parce qu'ils veulent faire comme les grands, ou parce que des adultes leur apprend le danger, le risque et la protection. L'accueil se fait autour du distributeur de gel hydroalcoolique. Les croisements dans les services sont limités. On est prié entrer à l'heure juste : l'attente se fait dehors, dans le hall ou sur le trottoir, les heurts, les conflits, les désaccords, les franchissements de consignes se traitent ainsi, en bordure de cadre. Les salles sont vidées de leurs jeux, de leurs jouets, les paquets apportés par les parents pour les enfants, par les enfants pour les parents, attendent dans l'entrée. Chaque goûter pris dans le service a un goût d'aventure et de transgression. La nouvelle organisation du service impose consignes, contraintes, et nettoyages répétés sans certitude sur leur nécessité ni sur leur efficacité. Ces rituels construisent une nouvelle grammaire de l'accueil devenu conditionnel, et masquent (mal) ce qui les traversent par-delà l'affichage d'une volonté de protection de tous et par tous, qui est aussi ce qu'ils contribuent à fabriquer: principe de précaution, prévalence du règlement sur la signifiance, construction préalable d'un danger, projection anxieuse, incarnation d'une peur humaine viscérale, d'un mal invisible, incernable, sournois, qui diffuse, et renvoie chacun à son impuissance, conduisant bien souvent à la désignation d'objets persécuteurs, de coupables, pour tenter de contenir des angoisses aussi contaminantes que le virus lui-même.
J'imagine une scène en amont de la rencontre : << cher enfant, tu vas voir ta mère ? Fais bien attention, ne t'approche pas, ne l'approche pas et (surtout) ne la laisse pas t’approcher » … combien d'enfants à l'issue de la rencontre retrouve leur tata en s'écriant « on a joué sans toucher » « on a juste pris une voiture »… rassurer leur tata, se dégager de la culpabilité de n'avoir pas suivi à la lettre la loi d'airain des gestes barrières… Comment, au temps de la Covid et de ses gestes barrières, ne pas rajouter des barrières (psychiques) et retrouver les gestes qui respectent les liens, au lieu de renforcer les clivages.
Le coût de la protection par la prévention sanitaire n'est pas que financier, et révèle aussi un mal préexistant à la pandémie. Protection sanitaire/ protection de l'enfant se rejoignent parfois dans la plus grande confusion. Méfiance, angoisse, rejet s'expriment alors sans réserve, infiltrant l'univers psychique, les représentations conscientes et inconscientes. Dans le champ de la protection de l'enfance, l'aide est prompte à devenir stigmatisante. Il règne trop souvent une pensée duelle (bon/mauvais, agresseur/victime), une pensée organisée autour de prêt-à-penser mis en place de vérité, qui enferment l'enfant dans la croyance du bien-fondé du statut de victime, en désignant ses parents comme coupables, et surtout en bannissant la polysémie, l'ambivalence, la complexité. La conflictualité est pourtant aux sources de la construction psychique, du rapport du sujet à lui-même, aux autres, à son monde, environnement externe et représentations psychiques. L'enjeu dépasse donc largement la relation de l'enfant avec ses parents.
Cette conflictualité psychique que nous avons, comme professionnels, à soutenir, à border, à explorer, efforçons-nous de ne pas la dénier, la diaboliser ou la dégager… simplement efforçons-nous de ne pas la craindre ! Le risque serait de perdre le sujet… avec l'évacuation de l'eau du bain.
Marina Stephanoff
Psychologue clinicienne dans un service de visites médiatisées
Écrit entre juillet et septembre 2020