Olivier Cavillon, Quelques réflexions à propos du confinement…
Comment aurions-nous pu anticiper le phénomène extra-ordinaire que nous sommes en train de vivre ? Est-il à concevoir comme une formation réactionnelle de la part de notre planète des suites de décennies d’abus et de maltraitances commis par l’Homme et la modernité ? Serait-il le résultat d’expériences scientifiques frauduleuses et mal encadrées qui auraient créé une Chose devenue indomptable ? Ou bien encore un châtiment infligé par le Divin qui ferait de cette pandémie une Onzième Plaie qui succèderait à la grêle et aux sauterelles ? Entre les exposés rationnels et les croyances ésotériques, les lectures de ce fait mondial foisonnent.
Nous serions donc « en guerre » contre un ennemi invisible, inodore et volatile qui ne défend aucune idéologie ni aucun territoire. Ce phénomène est inédit par sa transversalité car c’est l’entièreté de notre monde qui est déréglé par sa soudaineté ; la notion de frontière a ainsi perdu de sa substance. De ce fait, c’est le concept même de guerre que la propagation mondiale de ce virus vient interroger. Une guerre est anticipée, pensée et déclarée par des acteurs conscients (dans une certaine mesure) de l’entreprise qu’ils s’apprêtent à mener. Une guerre a une visée, bien souvent la conquête, l’appropriation, voire la destruction de territoires et d’Etats. Mais celle-ci est d’une toute autre nature. Cet ennemi ne peut se combattre par la force armée et les budgets militaires, mais par l’engagement des professionnels, la recherche scientifique et le pouvoir de la raison. La raison, le raisonnement, la réflexion sur le monde et sur l’implication de l’Homme dans celui-ci, principes fondateurs de la philosophie des Lumières, sont les principales armes dont nous disposons pour tenter au mieux de répondre aux conséquences de cette crise inédite. Par ailleurs, cette « guerre » d’un ordre nouveau suppose nécessairement une nouvelle forme d’occupation du territoire dont nous sommes actuellement les témoins. Nos aînés qui ont connu l’une des périodes les plus troubles de notre histoire pourraient avoir l’impression d’un air de déjà-vu lorsqu’ils remplissent leur attestation (leur laissez-passer) pour aller faire leurs courses.
Mais face à cette « guerre » radicalement nouvelle, comment vivre et penser le présent ?
Les thèses sont bien nombreuses en fonction des disciplines et des places que chacune et chacun d’entre nous occupe dans notre société. Les dissensions au sein même de notre gouvernement illustrent aisément la complexité de ce phénomène et des décisions qu’il conviendrait de prendre pour y répondre et prévenir au mieux les dommages collatéraux. Entre la peste et le choléra, nos gouvernements se retrouvent alors face à des choix bien cornéliens. Bien évidemment, nous pourrions débattre et polémiquer longtemps pour tenter de parvenir à un consensus qui saurait fédérer l’ensemble des acteurs et ainsi éviter que la discussion n’atteigne ce fameux « point Godwin » qui dépossèderait le langage de son essence. Chacun à notre niveau, nous naviguons à vue et tentons de percevoir dans cette brume épaisse le chemin qui serait le plus praticable pour retrouver un semblant de vie « normale ». Mais à défaut d’affirmer que s’injecter du gel hydroalcoolique permettrait d’être immunisé contre ce virus, l’heure doit être à la réflexion, à la délibération collective et à la mise en perspective. Face à un tel bouleversement, les avis sur les voies de sa résolution ne peuvent que diverger et s’entrechoquer, jusqu’à parfois réveiller chez certain la haine et le mortifère tant exploitables lors des périodes de crises. Entre la mise en commun d’une pensée au service de l’intérêt collectif et la montée de l’extrémisme, des replis communautaires et des discours populistes, le spectre des conduites humaines est large quand survient une crise inédite de telle ampleur.
Mais alors, quelle méthodologie adopter pour penser ce phénomène ? Qui détient « la Vérité » si elle existait ? Si certains prétendent posséder les clés qui sauront délivrer le monde de ce fléau, d’autres acceptent le doute raisonnable et l’incertitude qu’il convient d’adopter. Soyons donc réaliste : personne ne peut être sûr de ce qui adviendra. Gardons-nous donc au plus loin des certitudes et des idéologies qui séduisent tant mais qui, en contrepartie, annihilent toute possibilité de penser l’actuel et ses enjeux. Car c’est bien ce terme qui sera le fil rouge de ces quelques lignes : la pensée. La pensée comme un travail, comme une production, comme un effort qui peut et doit être fait pour mettre en perspective les mille et unes informations véhiculées par les médias et sur la Toile. La pensée, comme faculté essentielle de l’esprit humain, nécessite d’adopter un rôle actif, de s’engager dans une démarche réflexive qui aura pour but de produire quelque chose, un raisonnement, une connaissance, une idée, un nouveau modèle pour tenter de vivre différemment dans nos sociétés et de retenir des leçons de ce que nous sommes en train de traverser.
Comment donc penser ce qu’il se passe en tant que sujet, que parent, que groupe et que nation ? Dans quelle mesure chacun d’entre nous éprouve, pense et transforme cette période si particulière ? En quoi ce phénomène mondial sans précédent doit servir à la créativité, à la solidarité et à la remise en question de ce que l’on considère comme acquis ? Vient-il signer un revirement dans l’ère de la modernité, ou du moins un changement de cap ? Telle une terre agricole en jachère, nombreux sont les aspects de notre monde moderne qui mériteront d’être revisités.
« La vie au temps du confinement » pourrait ainsi devenir le titre d’un guide de développement personnel on ne peut plus actuel ! La vie quotidienne est de fait à réinventer dans un huis clos subi. Seul avec soi-même ou en présence des autres membres de sa famille, le quotidien devient dès lors intra-muros. Petit théâtre privé des affaires individuelles et familiales, vivre en temps de confinement nécessite de repenser l’équilibre du vivre-ensemble ainsi que les limites entre les uns et les autres pour que chacun puisse jouir d’une aire de liberté, d’action et de pensée ; si limitée soit-elle. La famille, le foyer, comme instance première de socialisation, se voit transformée pendant ce temps suspendu en l’unique espace dans lequel nous devons vivre. Sartre écrivait dans Huis clos (1943) : « L’enfer c’est les autres », et en effet ils peuvent le devenir dans certains cas lorsque la proximité n’est pas choisie, car contrainte et instituée.
Le confinement vient, dans une certaine mesure, briser l’idéal de liberté qui est au fondement des valeurs de nos systèmes démocratiques. Nos corps sont comme contenus dans un espace, certes un espace qui est nôtre, mais qui devient le réceptacle de tout ce qu’habituellement nous pouvons décharger et transformer dans l’environnement extérieur, sur son lieu de travail, entre amis, etc… Chacun doit apprendre à repenser le quotidien pour ainsi contribuer à la création d’une nouvelle dynamique familiale. Les parents deviennent instituteurs en plus de leur temps de travail, les enfants sont privés de leurs pairs, la conjugalité et la parentalité sont mises à l’épreuve par cette promiscuité ; bref c’est toute l’économie familiale qui est ainsi perturbée. Il est donc nécessaire d’inventer et de créer pour parvenir à un point d’équilibre. La vie privée, l’intime de chaque foyer (que l’on soit seul ou accompagné) est, à mon sens, le premier objet qu’il convient de repenser en cette période de confinement. De nombreuses illustrations de tels réaménagements de la vie quotidienne sont ainsi partagés sur les réseaux sociaux par des habitants du monde entier et des personnalités publiques, ce qui montre bien que la pensée est actuellement au service de l’innovation et de la création face à cet épisode inédit.
Depuis le début du confinement, le travail, comme activité économique et marchande, est nettement ralentie. La planète nous en remercierait volontiers si nous parlions le même langage. Les images satellites faisant état de la baisse de la pollution atmosphérique ainsi que les vidéos montrant la reconquête des espaces par la faune locale témoignent d’elles-mêmes. Le monde est en pause et ce temps doit servir à quelque chose. Un temps de recul, de remise en question de nos modèles, de nos diktats, de nos idéologies modernes se doit d’être opéré. Il n’y a aucun risque à se mettre à penser sur ce qui est établi, sinon à s’avouer que notre système est par moment inopérant. Souhaitons-nous prendre ce risque ? Je l’espère… Sinon, que va-t-il rester de ce moment de freinage de l’économie et des échanges mondialisés ? Les principes de la mondialisation resteront-ils de marbre ou pourront-ils être repensés ? L’organisation du travail va-t-elle être transformée dans certains de ses aspects ?
À l’échelle mondiale et au niveau local, là encore le travail de pensée doit être au centre des préoccupations. Tout n’est pas à jeter dans notre modèle actuel, gardons-nous des propos nihilistes qui consisteraient à condamner et à souhaiter refondre l’entièreté de notre système, mais il est impératif de repenser certains aspects de cette mondialisation qui ne peut être l’idéal à atteindre à tout prix. Cette période de confinement permettra, je l’espère, certaines prises de conscience. Conscience que nous vivons dans un monde au devenir incertain sur lequel nous pouvons agir différemment pour mieux le préserver, et ainsi nous préserver.